Non, les personnes minces n’ont pas de “grossophobie intériorisée”, elles sont juste grossophobes.
Avant de commencer, pour bien comprendre cet article, je vous conseille la lecture de ces trois posts Instagram :
Qui est victime de grossophobie ?, La maigrophobie n’existe pas. & Comment savoir si on est gros.se ?
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Intérioriser une discrimination, c’est assimiler les préjugés et stéréotypes contre son propre groupe jusqu’à s'auto-dévaloriser et/ou à perpétuer ces croyances en opprimant et en discriminant ses pairs.
Par exemple, sans vraiment en avoir conscience, j’ai longtemps voulu me différencier des autres gros·ses. Je ne voulais pas relationner avec des personnes qui me ressemblaient. J’ai véhiculé des discours nocifs, du genre "C’est bien de s’accepter, mais il faut se mettre en valeur”. Et, en relisant mes journaux intimes d’adolescente, j’ai trouvé des phrases comme : “OK, moi, je suis grosse, mais Fanny (nom changé), elle est grosse et moche”.
Bien des personnes grosses cherchent à maigrir et tiennent des propos violents envers leurs pairs qui refusent d'entrer dans cette démarche d'amaigrissement.
Internet regorge de témoignages de gros·ses ou d’ancien·nes gros·ses qui affirment que la grossophobie vécue leur a servi de déclic pour changer, la jugeant donc nécessaire et bénéfique.
Se détester tellement qu’on finit par rejeter celleux qui nous ressemblent ou trouver légitime la violence qu’on reçoit est super triste… Cependant, ce n’est pas vraiment étonnant dans une société qui nous apprend constamment à le faire. Il me semble que c’est l’une des manifestations les plus sournoises et insidieuses de la grossophobie, en plus d’être très peu nommée.
Mais, normalement, là, vous l’avez déjà compris : la grossophobie intériorisée ne concerne pas les personnes non-grosses. Tout comme les personnes non-grosses ne sont pas victimes de grossophobie. (Cf mon post Qui est victime de grossophobie ?)
On ne peut pas intérioriser une discrimination qu'on ne vit pas. Un mec hétéro qui préférerait mourir que d'être gay n'a pas de l'homophobie intériorisée : il est homophobe. Une personne non-grosse qui a peur de devenir grosse ou d'être perçue comme grosse n'a pas de la grossophobie intériorisée : elle est grossophobe.
Pourtant, il est ultra fréquent que des personnes s’autorisent à dire des trucs super violents sur la grosseur au prétexte que, comme il s’agirait de “grossophobie intériorisée” (puisqu’elles racontent leurs peurs à elles, tournées vers elles), ce serait ok.
Mais ce n’est pas dirigé vers elle-même, c’est dirigé vers nous. Une personne mince qui parle de sa peur de grossir, de ce qu’elle s’impose comme restrictions alimentaires et violences par peur de devenir grosse, érige nos corps en repoussoir auquel il ne faudrait absolument pas ressembler. Pas le sien.
Aborder ce sujet provoque souvent une levée de bouclier : “Ces personnes sont mal, il s’agit majoritairement des femmes, elles vivent mille injonctions, ne pas leur laisser le droit d’en parler, c’est rajouter de la souffrance à leur souffrance”.
Alors qu’on soit bien d’accord, je suis très triste que tant de personnes vivent de l’insatisfaction corporelle (parfois jusqu’à s’en rendre malade) et tout le monde a le droit de ne pas en être au même niveau dans son rapport à soi et à la grosseur, mais il y a une grande différence entre confier ses souffrances dans l'intimité avec ses ami·es ou sa famille (encore faut-il que celleux-ci ne soit pas gros·ses auquel cas il faut faire attention) et tenir de tels propos à des gens qu’on connaît peu ou sur les réseaux sociaux, par exemple. Parce qu’on vous lit.
Que vous en soyez conscients ou pas, vous hiérarchisez les corps, installant les nôtres dans l’immonde. Est-ce si étonnant que ça nous abîme ? Et surtout, est-ce que ça vaut le coup ? Est-ce que perpétuer ce cycle de violence pour avoir le droit de dire sur les réseaux “je me trouve moche et grosse” ou “j’ai peur de grossir” vaut le coup ? Est-ce que nous taper dessus vaut le coup ?
Parfois, prendre soin des autres passe par le fait de prendre moins de place.
Et dire ça n'invalide pas le fait que la pression de la société sur les corps des personnes sexisées est immense et que dealer avec ça est loin d'être facile.
Mais avoir conscience de la violence inouïe que vivent les corps gros, en particulier ceux à l'extrémité du spectre de la grosseur
- et votre rôle dans la perpétuation de cette violence - est nécessaire pour que des changements puissent émerger.
Même si c’est inconfortable.
Il y a encore peu de temps, je trouvais que cette subtilité du langage n’avait pas grande importance, mais plus je cogite sur “Pourquoi la lutte contre la grossophobie n’en est nulle part ?”, plus il me semble que la réponse réside en partie dans le fait que s’excuser de ses pensées grossophobes (sous prétexte qu’elles sont dirigées contre soi) empêche toute prise de conscience, remise en question et mise en action.
Je crois que s’il y a si peu d’allié.es du fat activism dans le milieu militant (perso, avant d’espérer qu’il y ait des prises de conscience à grande échelle, j’en suis encore à espérer une prise de conscience de ce qu’on pourrait appeler “notre camp”), c’est parce que les gens ne passent pas cette première étape : accepter qu’iels sont grossophobes. Je veux dire, l’accepter vraiment en dépassant la posture théorique bien vue et en étant honnête avec vous-même : ça n’existe pas l’idée qu’on pourrait être grossophobe qu’avec soi et pas avec les autres. Si cette peur existe en vous, c’est parce qu’elle est nourrie par tout un système de pensée plus large. On a pas peur de grossir si on ne pense que du neutre ou du bien de la grosseur, si on a déconstruit les liens entre grosseur et mauvaise santé, si on a habitué son œil à la diversité corporelle…
Être grossophobe ce n’est pas seulement nous insulter sur Internet ou nous conseiller des régimes à tout-va, c’est aussi entretenir un regard, des biais et des préjugés sur nos corps si fort que grossir vous paraît être votre pire cauchemar.
Alors, voilà, je n’en peux plus de lire votre peur de me ressembler et votre dégoût de nos corps gros. Et j’avoue, je suis usée de nous sentir si souvent seules, nous les personnes grosses.
Encore un post de féministe mince qui dit qu’elle lutte avec sa peur de grossir à sa communauté et déso, mais je pète un câble.
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