Que seraient nos corps gros dans une société qui les accepterait pleinement ?


Si une chose interpelle au sujet des violences faites aux personnes grosses, c’est bien que celles et ceux qui les perpétuent sont souvent persuadé·e·s de le faire pour le bien des concerné·e·s. 

C’est pour prendre soin de moi que ce médecin me prédit une crise cardiaque dans les cinq prochaines années. C’est aussi pour prendre soin de moi qu’on me conseille de m’affamer, qu’on m’explique que mon corps n’est pas normal, qu’on m’humilie à la caisse du supermarché, qu’on m’enjoint à « bouger mon gros cul » sur Internet, qu’on me rappelle sans cesse que je peux mourir bientôt ou qu'on ne souhaite pas que le mobilier et l’espace public me soient accessibles. 

C’est pour me sortir du déni et m’encourager à changer. Parce que ces gens partagent tous la croyance qu’un corps gros et sain n’existe pas. Et tous légitiment leur violence par l'idée qu’iels le feraient pour ma santé. 

Pourtant, aujourd’hui, un bon nombre d’études expliquent qu’il existe des obésités métaboliquement saines. Et n’importe qui s'intéressant un tant soit peu à ce sujet se verra obligé d’admettre que, pris seul, un IMC élevé ne dit rien de la santé de quelqu’un·e. En effet, s’il est admis qu’il existe une corrélation entre les deux, le lien de cause à effet, lui, n’est pas prouvé. 

Alors je me demande : le lien à faire est-il entre grosseur et mauvaise santé ou entre grossophobie et mauvaise santé ? Et pourquoi ne pas questionner ce qu’on ne questionne jamais : quel est l’impact de la violence et de la discrimination grossophobe sur la santé des gros·ses ? 

Dans sa thèse Le « surpoids », un stigmate acceptable ?, la sociologue Solenn Carof parle de « déni de reconnaissance » pour nommer les phénomènes de stigmatisation, d’indifférence, d’invisibilité, de discrimination, voire d’humiliation que vivent les personnes grosses. Elle cite le philosophe et sociologue Axel Honneth : « La particularité de ces formes de mépris, telles qu’elles se manifestent dans la privation de droits ou dans l’exclusion sociale, ne réside pas seulement dans la limitation brutale de l’autonomie personnelle, mais aussi dans le sentiment corrélatif qu’éprouve le sujet de ne pas avoir le statut d’un partenaire d’interaction à part entière, doté des mêmes droits moraux que ses semblables ». Elle poursuit : « Puisque l’individu reprend les valeurs qu’autrui lui accorde pour se regarder lui-même, lorsqu’autrui ne le regarde plus ou le regarde mal, l’individu ne peut plus avoir un rapport pratique positif à lui-même ».

 Pour résumer, quand on entend sans cesse que ce que l’on est ne devrait pas exister, il y a de grandes chances qu’on finisse par le penser. 

Ainsi, sans surprise, la stigmatisation pondérale est associée à des taux plus élevés de dépression, de troubles mentaux et de mal-être. Mais en plus de leur impact déjà terrible sur la santé mentale, ces violences ont aussi des conséquences négatives sur la santé globale des gros·ses. 

De nombreuses études ont montré qu’un environnement hostile et l’obligation de développer des stratégies pour y faire face plongeaient dans un état de stress permanent qui finissait par avoir un impact réel sur le corps : il s’agit de la charge allostatique. Si les recherches existantes portent rarement sur les effets de la grossophobie, encore peu étudiée, les mécanismes à l'œuvre sont les mêmes pour toutes les discriminations : l’anxiété entraîne une production de cortisol (hormone du stress) qui déclenche une cascade d'événements adaptatifs dans l'organisme. Mais lorsque le stress est chronique, cette adaptation finit par bouleverser le corps et avoir des conséquences négatives sur les systèmes cardiovasculaire, neuroendocrinien, inflammatoire et métabolique.

Et ce n’est pas tout : la grossophobie médicale rend les personnes grosses moins enclines à aller chez le médecin, ce qui n’est pas sans effet. Trois études distinctes ont montré qu’elles étaient plus susceptibles de mourir d’un cancer du sein ou du col de l’utérus que les personnes non-grosses, une conséquence en partie attribuée à leur réticence à aller consulter. 

Les gros·ses ont aussi tendance à éviter le sport, qui permet pourtant de prendre soin de soi. Non pas parce qu’iels sont plus fainéant·e·s que les autres — comme il est courant de le penser —, mais parce que la lassitude des violences grossophobes les rend plus enclin·e·s à fuir l’exercice. Et d’expérience personnelle, je suis convaincue que l’absence de cours, d’équipements et de matériel adaptés à nos besoins et nos spécificités entrave tout. 

Les injonctions permanentes à bien manger, la culpabilisation et les régimes n’ont jamais réconcilié quelqu’un·e avec la nourriture. Au contraire. Si certain·e·s perdent du poids, très peu maintiennent cette perte — des recherches vont même jusqu'à dire que 98 % des régimes sont un échec sur le long terme* — et beaucoup détruisent, au passage, leur rapport instinctif à la nourriture. Une étude menée par des pédiatres américain·e·s révèle ainsi que les adolescent·e·s qui ont déjà suivi des régimes « modérés » avaient cinq fois plus de risques de développer des troubles du comportement alimentaire par rapport à ceux qui n’en avaient jamais fait. Cela monte jusqu’à 18 fois plus pour celles et ceux qui ont déjà suivi un régime restrictif. 

En fait, en matière de santé, la représentation subjective que les individus ont de leur corps prédirait mieux leur état de santé que leur IMC réel. Cela expliquerait que dans certains pays, malgré la prévalence importante de personnes grosses ou très grosses, le lien entre mauvaise santé et grosseur reste plus faible et moins direct, simplement parce qu’elles vivent plus sereinement. 

Il me semble donc plus que temps de réfléchir autrement. 

Comment seraient les personnes grosses si elles jouissaient des mêmes conditions de vie que les autres ? Que seraient nos corps gros dans une société qui les accepterait pleinement ? 

Que serait un corps gros qui vivrait sans stress et sans micro-agressions quotidiennes ? Que serait un corps gros s’il pouvait accéder à des salles et des cours de sports adaptés ? Que serait un corps gros à qui on n’aurait pas imposé des régimes successifs ? Que serait un corps gros dont on ne détruirait pas le rapport instinctif à la nourriture ? Que serait un corps gros qu’on ne culpabiliserait pas ? Que serait un corps gros dans une société qui n’aurait pas fait de lui une figure dégueulasse et infâme ? Que serait un corps gros qui pourrait être en relation avec les autres facilement ? Que serait un corps gros et aimé ? Que serait un corps gros qui s’aime ? Que serait un corps gros qu’on ne force pas au repli sur soi et à la sédentarité en lui rendant le monde inaccessible ? 

Je n’ai pas toutes les réponses… Mais je suis persuadée qu’il faut changer notre façon de penser. Car en figeant la grosseur comme une épidémie qu’il faut enrayer, on refuse de complexifier le rapport entre poids et santé. On légitimise la peur de « faire des gros·ses ». Et on fait persister l’idée complètement absurde que rappeler continuellement à une personne qu’elle pourrait mourir bientôt serait un moyen bienveillant de s’en occuper. 

Toutes les recherches démontrent que vos inquiétudes ne font du bien à personne : la crainte de la mauvaise santé est une idée validiste et surtout une prophétie auto-réalisatrice. 

Alors il est plus que temps de comprendre que l’acceptation totale des personnes grosses — sous aucune condition de bonne santé — est la seule façon efficace de prendre soin d’elles.




Fantasy - Jen Davis - 2004

* Depuis la publication de ce papier j'ai découvert cet article très intéressant au sujet de la donnée "98 % des régimes sont un échec". Je vous invite vivement à le lire.

Ce texte a été initialement publié dans le magazine papier Women who do stuff numéro 3.





Commentaires

  1. Merci pour cet article très pertinent, comme toujours !

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    1. Merci pour ce gentil commentaire, qui est aussi le tout premier commentaire du premier blog de ma vie ♡

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  2. Merci pour ce super article. Franchement ça fait du bien de lire ça dans une société qui me crie en permanence que je ne suis pas à ma place. Merci, merci, merci et bonne continuation <3

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  3. Bravo pour cet éclairage nouveau !

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