Le corps gros est-il un corps forteresse ?

Il est de coutume, pour une personne grosse engagée dans un suivi psy, de s’entendre dire que sa grosseur est une barrière qu’elle installe entre elle et le monde. Que son gras est là pour la protéger, qu’il l'enlaidit pour mettre les autres à distance, que c’est un mécanisme de défense et qu’au fond d’elle, il y a une personne mince qui a peur.

Outre le fait que je trouve cela très violent, il me semble si important d’avoir en tête que de telles affirmations ne sont possibles que parce qu’on prend comme postulat initial que les corps gros seraient, par essence, pathologiques et repoussants. Dans un monde où la grosseur ne serait pas considérée comme anormale, jamais de tels discours ne pourraient exister.


Essayez d’imaginer un.e soignant.e dire : “Arf, elle est mince parce qu’elle se protège du monde”. C’est impossible parce que la minceur est établie comme bonne par essence : elle n’est pas un problème à résoudre, on ne cherche jamais à l’expliquer. 


Alors, combien de thérapeutes sont en fait en train de projeter leurs propres préjugés et regards de dégoût sur nos vies et nos corps quand iels affirment de telles choses ? Combien adoptent juste un réflexe correcteur ? (ndlr : le réflexe correcteur c’est quand un.e soignant.e poussé.e par le désir d'aider l'autre et influencé.e par ses représentations, finit par orienter le changement à la place du ou de la patient.e).


L’idée répandue selon laquelle les thérapeutres et plus largement les sciences, la médecine, la psychologie ou la psychanalyse… seraient neutres est un mythe. Toustes les chercheureuses et soignant.es arrivent avec leurs bagages, leur vécu, leurs préjugés, leur sensibilité et depuis toujours on pathologise les existences en marge de la norme dominante : les femmes, les gays, les lesbiennes, les noir.es, les trans, les handis… les gros.ses.


Si je me retiens d’affirmer que cette théorie du corps forteresse n’est jamais vraie c’est uniquement parce que je souhaite respecter les personnes grosses à qui cette narration fait encore du bien. Dans une société qui nous culpabilise sans cesse, nous accusant d’être immondes et sans aucune volonté… Il est normal de trouver du répit dans des discours qui nous rappellent que nous ne sommes pas responsables - même s’ils affirment ensuite que nous sommes malades et en souffrance.  Mais si, en retirant une infime partie de la culpabilité dans laquelle on nous a plongé, ces idées font dans un premier temps du bien, à quel prix ? Qu’est-ce que ces discours maintiennent ou produisent en contrepartie ?


Aurait-on besoin d’être rassuré.es sur le fait de ne pas être responsables ou même chercherait-on un responsable si on n’avait jamais fait de la grosseur un problème ? 


Et si j’ai l’air de donner des leçons je m'en excuse parce que j’ai aussi vécu longtemps avec l’idée que mon gras était ma forteresse. J’ai traversé des choses difficiles et je n’avais aucune raison de remettre en question cette théorie puisque mes épreuves de vie semblaient la confirmer. Mais avais-je une chance de penser autrement quand, depuis l’enfance, des gens sachants m’imposaient cette rhétorique-là ?


Cette certitude s’est donc écroulée tardivement, le jour où j’ai compris qu’aller bien est en fait un privilège, que presque tous les humain.es ont vécu des traumatismes et que pourtant tous ne sont absolument pas gros.ses. 


Et ça me rappelle une vidéo des Eclaireurs de Canal plus - que j’avais promis de commenter - dans laquelle la psychanalyste et psychosociologue, Catherine Grangeard affirme qu’une des raisons de la grosseur est le besoin de carapace et l’explique par le fait qu’un tiers des femmes très grosses (elle, elle dit obèses évidemment) ont vécu des traumas sexuels. Déjà, je ne sais pas d’où vient ce chiffre mais, surtout, aujourd’hui, on sait que plus d’une femme sur deux a déjà subi une violence sexuelle. Que veut alors dire le chiffre de Catherine à la lecture du second ? Est-ce qu’un tiers des femmes très grosses n’ont-elles pas vécu des traumas sexuels simplement parce qu’un tiers des femmes tout court en ont vécu ? En élargissant la réflexion, la donnée poids n’est plus vraiment signifiante.


Je n’affirme pas que la grosseur ne peut pas résulter de traumatismes. Mais sûrement uniquement parce que des vécus difficiles peuvent engendrer des troubles du comportement alimentaire, qui eux peuvent faire grossir - comme ils peuvent d’ailleurs faire maigrir ou maintenir un poids inchangé -, ce qui est un postulat bien différent. 


Et si pour certain.es il y a du vrai là dedans, si une personne grosse a vraiment bien cerné le dégoût de la société envers son corps et s’en sert pour se protéger, quel sens ça a de lui dire de maigrir pour sortir de cette forteresse et accepter l'amour ? Quel sens ça a de donner raison à cette société ? N'est-ce pas plus judicieux d'apprendre aux gros.ses à s'aimer ? De leur dire qu’iels peuvent grossir si iels veulent mais qu’iels vont rester si beaux et si belles. De leur dire que le problème c'est la société et pas elleux ? De leur dire qu'iels méritent tout et que personne ne devrait leur faire croire le contraire. Le fait qu’aucun soignant.e n’adopte cette réponse raconte si bien ce qu’il se joue.


En plus, en prétendant vouloir nous aider mais en faisant de nos corps des corps de transition, les thérapeutes les enferment dans l’impossibilité d’être sujet. C’est la chercheuse Belge Camille Ronti qui a développé cette idée. Je la cite : “ Ainsi, un paradoxe apparaît : il n’existe qu’un sujet « mince », temporairement gros, qui cherche à se conformer à la norme, afin de devenir sujet à part entière.” Comment être au monde quand on nous refuse le droit d’être sujet ? 


Alors de la même façon que les médecins doivent changer de prisme et arriver à penser des corps gros heureux et en bonne santé dans un monde qui ne les discriminerait pas pour bien les soigner, les psys devraient faire pareil pour bien les aider. Il me semble urgent d’arrêter de vouloir expliquer la grosseur et de la sortir du prisme des traumatismes. Psychanalyser presque systématiquement la grosseur comme un moyen de défense est aussi absurde et réducteur que de dire que tous les gros sont malades.





Commentaires

  1. Merci beaucoup pour cet article très éclairant. J'ai encore tellement à déconstruire. Je me souviens d'une amie psychomot m'avoir partagé cette idée que mon corps était une carapace, et le contexte, l'association d'idées qu'elle faisait avec des évènements de ma vie pouvaient coller. Mais non! c'est tellement plus complexe, c'était une réflexion tellement réductrice de qui je suis, c'était m'enfermer dans une case.
    Je pense aussi en lisant a ce livre qu'une collègue m'a prêté (les 5 blessures qui empêchent d'être so-même), à la base pas pour moi mais pour me parler des comportements d'une cheffe et la corrélation avec son physique. Je n'étais pas arrivée à entrer dans ce bouquin heureusement! surement car l'attitude de ma collègue me gênait, et parce que le contenu aussi. Mais bon il est toujours en bonne place chez un libraire très célèbre de ma ville.
    Cela fait un an que je déconstruit mes croyances liées aux corps. Que de colères. Et que c'est difficile d'en parler autour de soi tellement c'est encré dans notre société, et que je sens que j'ai encore a déconstruire.
    Merci encore pour les éclairages que vous apportez.

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